Notice du film
Titre :
The Cheat / Forfaiture
Métrage :
1600 mètres
Année de production :
1915
Sociétés de production :
Famous Players et Jesse Lasky
Société de distribution en France :
Monat-Film
Réalisateur :
Cecil B. DeMille (1881-1959)
Cecil B. DeMille est considéré comme l’un des cinéastes américains majeurs de la période du muet. En 1913, avec Jesse Louis Lasky et Samuel Goldwyn, il fonda la « Jesse L. Lasky Feature Play Company », une société de production qui deviendra la Paramount Picture Corporation. The Cheat est le dix-neuvième film de DeMille, et le treizième pour la seule année 1915. Alors âgé de 35 ans, il le réalise en trois semaines, au même moment que The Golden Chance.
Acteurs / Actrices :
Sessue Hayakawa, Fannie Ward, Jack Dean
État et localisation du film :
En 1915, compte tenu des vives protestations que le film suscite aux États-Unis, principalement de la part de la communauté japonaise, la nationalité du personnage principal est modifiée : le prince japonais Hishuru Tori devient Haka Arakau, un riche homme d’affaire Birman, roi de l’ivoire. C’est cette seconde version qui est actuellement éditée en DVD et dont la Cinémathèque française possède une copie 16 mm. Il existe également une copie 35 mm restaurée par la George Eastman House, avec les teintages d’époque ; elle a été montrée pour la première fois au festival de Pordenone en 1993.
Résumé du film
Une jeune et très chic femme de la bonne société américaine, Edith Hardy (Fannie Ward) est mariée à un businessman, Dick Hardy (Jack Dean), qui tente de faire fortune à Wall Street. Mal conseillée par un ami, Edith perd en bourse les 10 000 dollars d’une fête de charité organisée par l’association caritative dont elle est la trésorière. Pour éviter le scandale et le déshonneur, elle emprunte la somme correspondante à un Japonais, riche collectionneur d’art, qui est épris d’elle et qui la courtise, le prince Tori (Sessue Hayakawa). Elle lui promet implicitement de se donner à lui en échange de ce service. Entre-temps, les placements financiers de Dick Hardy lui permettent de gagner beaucoup d’argent. Edith, qui dit avoir perdu au bridge, reçoit de son mari la somme équivalente au règlement de sa dette. Elle se rend alors de nuit chez le prince, munie d’un chèque pour le rembourser. Mais ce dernier le refuse et tente de la violer avant de lui brûler l’épaule avec le sceau dont il se sert habituellement pour marquer les objets de sa collection. La jeune femme s’empare d’un revolver et tire sur son agresseur. Sur ces entrefaites, alors qu’Edith s’enfuit, son mari, qui l’avait suivie, découvre le Japonais grièvement blessé. La police, prévenue par les domestiques de ce dernier, arrive sur les lieux et arrête Hardy qui se laisse accuser de tentative de meurtre pour sauver sa femme. Au cours de son procès aux assises, Edith, ne pouvant accepter la situation, se précipite à la barre et dénude son épaule afin de prouver la vérité juste avant le verdict. Elle emporte l’adhésion du jury et obtient l’acquittement pour son mari et elle. Le public de l’audience, haineux, se jette furieusement sur le Japonais pour le lyncher.
Analyse du film
Le récit de Forfaiture, parfaitement ciselé par une réalisation soignée et rigoureuse, est servi par une excellente maîtrise technique (fig. 1). La réussite de ce drame mondain au style recherché, au-delà du tour de force que constitue sa scène centrale très violente, tient à ses interprètes exceptionnels. Il est vrai que Sessue Hayakawa possède une allure, une élégance, une noblesse et une grâce hors du commun. La plénitude de son jeu, loin de toute expression théâtrale, nettement plus retenu que la norme cinématographique d’alors, est particulièrement valorisée par le filmage et la mise en scène de DeMille. La prédominance accordée aux plans rapprochés consacre l’expressivité de son visage et le charge d’effets cinématiques.
Les sobres décors, d’un symbolisme rudimentaire, occupent une place essentielle dans Forfaiture. Ils quittent leur rôle ornemental habituel pour s’imposer dans la composition dramatique et surtout dans la dimension visuelle du film. De plus, la lumière de type clair-obscur, nommée « éclairage à la Rembrandt », d’une grande beauté plastique, acquiert une utilité narrative unique, notamment dans les scènes du cabinet de curiosité de Tori.
Les situations osées (le corps dénudé et violenté d’Edith), à la fois risquées et contrôlées, permettent de séduire un public avide de sensations, tout en restant dans les limites fixées par la censure. En réalité, Forfaiture n’est pas qu’un film raciste et sadique au premier degré, pas plus qu’un mélodrame feutré. Il est beaucoup plus subtil et complexe qu’il n’y paraît. Il est suffisamment ambivalent pour ne pas faire l’unanimité pour ou contre lui.
Réception du film
Après un succès honorable aux États-Unis, le film de DeMille va jouer le rôle imprévu de déclencheur esthétique en France lors de sa diffusion en 1916. En plein conflit mondial, Forfaiture (c’est le titre que le distributeur français, Monat-Film, lui a donné) est un événement culturel majeur. Son triomphe est fulgurant, d’abord à Paris, puis en province. Il génère une extraordinaire ébullition. On peut parler de révélation. André de Reusse, directeur de la revue Hebdo-Film, conquis dès la projection corporative, écrit ainsi : « Aujourd’hui, après son retentissant succès, Forfaiture, aux yeux de tous, est étiqueté chef-d’œuvre »[1]. L’une des raisons de son succès tient sans doute à l’efficacité de la campagne publicitaire inédite organisée lors de sa sortie (voir l’encadré du quotidien Le Petit Marseillais) (fig. 2). Mais Forfaiture répond surtout à une attente de nouveauté, un fort intérêt pour les films américains, ainsi qu’à une soif d’émotions sensationnelles et d’exotisme. Il paraît devancer tout ce qui avait été montré à l’écran jusqu’à ce moment-là et donne l’impression d’ouvrir la route de la modernité. Il va jouer un rôle absolument capital, tant du point de vue scénaristique et de la mise en scène que du jeu des acteurs, dans la découverte des potentialités expressives du cinéma. Selon Louis Delluc, il démontre « la puissance future de l’art cinématographique »[2].
L’étude du contexte de réception de Forfaiture révèle l’engouement des médias, et pas que des revues spécialisées, notamment à l’égard de la performance sublime de Hayakawa. L’acteur d’origine japonaise fascine littéralement. La presse fait de cette vedette étrangère une icône. L’écrivaine Colette souligne l’audace, le bon goût et la virtuosité du film de DeMille qu’elle perçoit telle une première initiation à « la cinégraphie américaine » et surtout comme le début d’une prise de conscience des immenses potentialités de l’art cinématographique[3]. « Pour un grand nombre de cinématographes, Forfaiture a été une révolution véritable. Ce fut l’apparition d’une école nouvelle, dont tout le monde voulut apprendre les leçons »[4] affirme Léon Druhot, le 3 février 1917. Bien sûr, d’autres films de David Wark Griffith ou Thomas Harper Ince, projetés en France en 1919, apparaîtront aux yeux des critiques comme des œuvres artistiques plus magistrales. Il n’en demeure pas moins vrai que c’est Forfaiture qui a donné le signal. Et de fait, on trouve de nombreuses références, avouées ou non, dans les films d’Abel Gance des années dix, mais aussi dans ceux d’Henry Roussell, Jean de Baroncelli, Édouard-Émile Violet, Roger Lion et Marcel L’Herbier tournés durant les années vingt-trente. Forfaiture deviendra une pièce maîtresse du premier panthéon du cinéma, comme en témoigne sa présence au Gala Méliès organisé par Jean Mauclaire au Studio 28, le 16 décembre 1929 (voir l’affiche) (fig. 3).
Diffusion et circulation
Les éléments dont nous disposons (la liste des salles, le nombre de séances, les ressorties du film, les échos dans la presse, les témoignages personnels) font état de son succès public. Ils prouvent également que c’est sans doute le premier film en France à attirer massivement vers l’écran un public cultivé. Grâce à Forfaiture, plus valorisé socialement, le cinéma accède à la dignité d’art.
Le fait que Forfaiture soit resté longtemps à l’affiche, et qu’il ait été reprogrammé régulièrement entre 1916 et 1920, dans les principales villes de France, avec probablement une excellente fréquentation à chaque reprise, laisse supposer qu’une large frange de la population urbaine l’a vu au moins une fois.
Paris
1916
- Juillet : Omnia-Pathé (5, boulevard Montmartre, 2e)
- Juillet : Ciné-Magic-Palace (22-28, avenue de la Motte-Picquet, 7e) ; Ciné-Rochechouart (72, rue Rochechouart, 9e) ; Cinéma-Pigalle (place Pigalle, 9e)
- Août-septembre-octobre-novembre-décembre : Select (ancien Gab-Ka, 27 boulevard des Italiens, 9e)
1917
- Janvier-février : Select
- Août : Demours-Palace (7, rue Demours, 17e)
1918
- Avril : Select
1919
- Juillet : Tivoli-Cinéma (14, rue de la Douane, 10e)
1920
- Mogador Palace (il s’agit d’un théâtre, 25, rue Mogador, 9e)
1922
- Juillet : Ciné Max Linder (24, bd Poissonnière, 9e) et Marivaux (15, bd des Italiens, 2e)
1923
- Féérique-Cinéma (146, rue de Belleville, 20e)
Autres villes
1916
- Février : Alhambra-Cinéma à Saint-Étienne
- Septembre : Cirque municipal de Troyes
- Novembre : Grande Taverne à Nancy
1917
- Janvier : Darcy-Palace à Dijon
- Mars : Saint-Projet Cinéma à Bordeaux
- Octobre : Comoedia-Cinéma à Marseille
- Décembre : Family-Théâtre de Saint-Étienne
1918
- Septembre : Tivoli-Cinéma à La Rochelle
1919
- Juin : Alcazar à Marseille
- Octobre : Grand Cinéma Eden à Metz : 19, 20 et 21 octobre
- Novembre : Cirque municipal de Troyes et Darcy-Palace à Dijon
- Décembre : Cinéma-Palace à Biarritz
Bibliographie
Robert S. Burchard, Cecil B. DeMilleʼs Hollywood, University Press of Kentucky, 2004.
Daisuke Miyao, Sessue Hayakawa. Silent Cinema and Transnational Stardom, Durham & London, Duke University Press, 2007.
Luc Moullet, Cecil. B. DeMille. L’empereur du mauve, Paris, Capricci, 2012.
Laurent Véray, Forfaiture de Cecil B. DeMille. Essai d’histoire culturelle du cinéma, coll. « Le vif du sujet », Presses universitaires de Lyon, 2021.