Notice du film
Titre :
1812 (La Retraite de Russie)
Métrage :
1 300 mètres à sa sortie en Russie ; 650 mètres à sa sortie en France
Année de production :
1912
Sociétés de production :
Pathé Frères (« Le Film russe ») en co-production avec la firme russe Alexandre Khanjonkov et Cie
Réalisateurs :
Vassili Gontcharov (1861-1915), Kaï Hansen et Alexandre Ouralski (1881-1942)
Vassili Gontcharov fut l’un des pionniers du cinéma russe. Après avoir fait ses armes chez Pathé, dans le cadre des « Films d’art russes » produits par la société française entre 1896 et 1912, il scénarisa le premier film de fiction russe (Stenka Razine, de Vladimir Romachkov, 1908) puis tourna plusieurs longs-métrages historiques dont La Défense de Sébastopol (1911) et 1812 (1912). Il eut à son actif plus de 30 productions créées sur le sol russe.
Kaï Hansen, l’un des réalisateurs attitrés de Pathé en Russie, fut l’auteur de plusieurs « films russes » dont Pierre le Grand (1910), Le Lieutenant Yergounoff (1910), André et Nadia (1911), Le Roman d’une contrebasse (1911).
Alexandre Ouralski fut l’un des premiers réalisateurs et monteurs russes.
Acteurs :
V. Seriojnikov, Pavel Knorr (tous deux interprètes du rôle de Napoléon), Alexandra Gontcharova, Vassili Gontcharov, Andreï Gromov
Résumé et analyse du film
Les « Films russes » de Pathé, catalyseurs d’une cinématographie russe nationale
L’histoire de 1812 (La Retraite de Russie) de Vassili Gontcharov et Kaï Hansen témoigne d’un moment charnière dans l’histoire du cinéma russe : l’époque où, pour la première fois, la cinématographie vernaculaire s’affermit suffisamment, tant d’un point de vue artistique que sur le plan économique, pour opposer une concurrence réelle aux firmes occidentales, qui dominaient jusqu’alors la production et la distribution de films sur le territoire russe.
Entre 1896 et 1912, période où le cinéma national russe n’existait pas encore, ce sont des sociétés étrangères, principalement françaises, qui contribuèrent à l’essor du cinéma dans l’Empire russe, en y important d’abord des bandes réalisées en Occident, puis en produisant sur place des images documentaires et des films de fiction. Dès le départ, c’est la firme Pathé Frères qui s’empara du marché russe à la fois en termes de diffusion d’œuvres et de vente d’appareils photo-, phono- et cinématographiques, puis de réalisation de films sur le sol russe.
Assez abondante, la production « russe » de Pathé – qui y consacra toute une série intitulée « Le Film d’art russe », ou encore « Le Film russe » – rencontra un succès commercial impressionnant. D’après la chercheuse Neïa Zorkaïa, « jusqu’en 1914, Pathé produisit plus de soixante films sur des sujets russes, dans des genres divers »[1].
Parmi ces productions, citons Pierre le Grand (réalisé par Kaï Hansen en 1910) (fig. 1), Mara (fig. 2), Marfa Possadnitza (tous deux réalisés par Maurice-André Maître en 1910), Anna Karénine (Maurice-André Maître, 1911), ou encore Le Lieutenant Yergounoff (de Kaï Hansen et Maurice-André Maître, 1911).
À sa création, la promotion du « Film d’Art russe » insiste sur le caractère « authentique » de ces productions moscovites et vante leur rapport immédiat à la culture et aux mœurs du pays. En 1911, lorsque les films de la série russe commencent à être diffusés en France, les Bulletins hebdomadaires de Pathé s’efforcent de mettre en valeur le caractère « russe » des nouvelles productions, quitte à se répéter d’un texte à l’autre[2].
De courte durée, souvent tournées dans des décors sommaires ou caricaturaux, celles de ces bandes qui sont encore disponibles aujourd’hui peuvent paraître naïves et à la limite du bricolage. Les imperfections esthétiques des films russes de Pathé, souvent inférieurs à la production européenne de la même époque, s’adressent ostensiblement à un public étranger friand d’exotisme.
Or, l’activité de Pathé en Russie se révéla déterminante dans le développement d’un cinéma russe national, non seulement en tant que facteur de progrès technologique et économique d’une industrie naissante, mais surtout en qualité de déclencheur d’une réflexion artistique indépendante.
La naissance d’un cinéma russe national. 1812, une épopée historique à l’écran
Les tout premiers essais cinématographiques russes ne constituent pas une émancipation immédiate par rapport aux films russes de Pathé. Ainsi, Stenka Razine (Vladimir Romachkov, 1908) partage certains défauts avec les productions Pathé : la caricature, le kitch, des cadrages maladroits, un scénario schématique, un jeu d’acteur trop appuyé[3].
Cependant, quelques années plus tard, grâce à la vision conjointe du producteur Alexandre Khanjonkov et du réalisateur Vassili Gontcharov, le goût pour les sujets « russes » prend une tournure nouvelle : le public russe peut alors admirer des épopées historiques de grande envergure. Le premier long-métrage à inaugurer cette veine est La Défense de Sébastopol, une épopée de 2 000 m. mettant en scène un épisode dramatique de la guerre de Crimée (1853-1856). En amont du tournage, le projet obtient le haut patronage de Nicolas II et peut ainsi bénéficier des meilleures conditions de production, est couronné de succès à sa sortie et vaut à son réalisateur une décoration officielle.
L’année suivante, Khanjonkov et Gontcharov s’intéressent à la victoire russe dans la guerre contre Napoléon : la nouvelle superproduction s’intitule 1812 god (1812 ; La Retraite de Russie pour sa distribution en France)[4]. Curieusement, au même moment, Pathé se lance dans la production d’un autre film sur la retraite de Moscou. Rencontrant des problèmes de financement des deux côtés, les studios conviennent finalement d’une co-production Pathé-Khanjonkov. Bénéficiant pour l’écriture du scénario des conseils d’un militaire professionnel, le colonel Afanasiev-Afonski[5], Gontcharov renouvelle sa collaboration avec les opérateurs Alexandre Ryllo et Louis Forestier, membres de l’équipe de tournage de La Défense de Sébastopol (fig. 3).
En quatre volets, La Retraite de Russie retrace la campagne russe de Napoléon. Les intertitres comportent des mentions précises des dates et des lieux dans lesquels se déroule l’action. Une partie des séquences, filmées en extérieur ou en décors reconstitués, ont une allure documentaire et relatent les différentes étapes de la prise de Moscou par Napoléon, puis de sa retraite précipitée. D’autres représentent un « changement de focale » et détaillent les circonstances des batailles, les décisions de Napoléon, mais aussi la réaction des habitants anonymes de Moscou face à l’invasion française. Plusieurs épisodes sont de nature fictionnelle. Dès les premières images du film, on constate un soin particulier apporté à la composition des plans. Le film commence par une rencontre du célèbre général russe Mikhaïl Koutouzov avec les habitants d’un petit village. Tournée en extérieur et savamment cadrée, la scène se déroule dans une ruelle sinueuse coupée de monticules qui continue au loin, offrant au cadre une belle profondeur de champ. Tout au long de la route, on aperçoit les enceintes de plusieurs maisons ; agitées par le vent, de lourdes branches verdoyantes dépassent de leurs palissades. Cette ambiance idyllique cède la place, dans la séquence suivante, à l’atmosphère chaotique et fiévreuse de la guerre sur le champ de bataille de Borodino. Pour 1912, cette mise en scène d’une bataille de grande envergure est plus que convaincante : les mouvements des troupes et des officiers semblent bien coordonnés et logiques, la composition des plans est complexe, impliquant un grand nombre de figurants, de chevaux, de costumes d’époque. L’action est conçue en fonction des différentes régions du champ visuel. Les tireurs, au premier plan, sont relayés par des cavaliers qui galopent au second plan, le tout sur fond de corps inanimés de soldats qui jonchent le champ de bataille au loin. Une autre astuce visuelle permet de créer chez le spectateur l’impression de voir le combat à la fois dans sa totalité et dans ses petits détails : dans la scène où Napoléon et ses conseillers observent la bataille depuis une colline, par le truchement d’un point de vue subjectif qui se rapporte au binocle de Napoléon, on peut voir une succession de plans d’insert expressifs montrant en rapproché tantôt des officiers mourants parmi les débris, tantôt des cavaliers gravissant une colline à grand-peine. Chaque plan est ainsi construit en profondeur, de sorte que toutes les parties du champ visuel soient indispensables à sa structure et concourent à créer une véritable plénitude narrative. Ce principe d’action « multiple » à l’intérieur des plans est respecté tout au long de la séquence.
La picturalité que suggèrent les postures et la disposition des acteurs dans les plans n’est pas fortuite. Pathé accompagne la sortie du film d’un résumé à vocation publicitaire précédé de la note suivante : « Inspiré par l’art consciencieux et savant du peintre russe Verechtchaguine, exécuté avec le concours de l’armée russe dans le décor exact des événements, avec une exactitude scrupuleuse, par des artistes hors ligne, ce film déploie une importante mise en scène »[6]. Outre Verechtchaguine, le critique du cinéma Rostislav Iourenev reconnaît une référence aux peintres Prianichnikov et Kivchenko[7]. Une recherche iconographique montre en effet que de nombreux plans du film s’inspirent plus ou moins directement de la peinture russe historique ou de genre ; certains plans reproduisent de toute évidence, au détail près, les peintures de la série « Napoléon. 1812 » que l’on doit à Verechtchaguine (fig. 4 à 11). Revendiquer ainsi l’héritage de la tradition artistique russe fait sans doute partie de la stratégie de légitimation culturelle du cinéma national qu’Alexandre Khanjonkov cherche à mettre en place.
L’action de la deuxième partie se poursuit avec l’arrivée à Moscou des troupes napoléoniennes. C’est surtout à ce moment que le film s’apparente à une chronique documentaire : la caméra devient parfaitement fixe et se met à filmer longuement et en plan large les défilés des troupes.
La troisième partie du film est surtout remarquable grâce à des épisodes de l’incendie de Moscou, avec leurs décors reconstitués et leur représentation réaliste et émouvante de la capitale dévastée. On en retient notamment une séquence fictionnelle qui, malgré la fixité de la caméra, parvient à traduire la détresse d’une ville à feu et à sang : à l’extérieur d’une maison en bois brûlée, une femme et un enfant sont assis à côté d’un cadavre recouvert d’un tissu ; le carton nous apprend que ce mort était le père de l’enfant et le mari de la femme éplorée. Derrière les survivants, à travers les trous dans les murs à moitié détruits par l’incendie, on discerne une autre pièce encombrée de débris encore fumants. Au loin, à travers une ouverture sur la rue, on aperçoit les ruines d’un autre bâtiment – une profondeur de champ conçue pour donner à un épisode intime une portée universelle.
Les images du film deviennent réellement captivantes lorsque les troupes napoléoniennes affrontent ce qui s’avère être leur pire ennemi – l’implacable hiver russe. Entièrement tournée en extérieur, le quatrième volet met en scène la retraite de l’armée française à travers une forêt enneigée qui réserve aux assaillants bien des surprises. Les opérateurs mettent pleinement en valeur la beauté des paysages russes hivernaux : des groupes de cosaques et de partisans qui guettent les Français affaiblis sont donnés à voir sur fond de plaines de neige immaculée qui s’étendent à perte de vue. L’une des scènes en particulier nous paraît significative à plus d’un titre. Dans un plan large, un groupe de soldats français avance le long d’une clairière ensoleillée couverte d’une couche de neige éclatante. Surprise : c’est une… paysanne armée d’un bâton qui leur sert d’escorte, le premier personnage fictionnel du film à être nommé – un carton nous apprend qu’elle s’appelle Vassilissa. Le rôle de choix imparti à cette héroïne nous éclaire sur les enjeux patriotiques du film : les réalisateurs de La Retraite de Russie s’efforcent de glorifier l’héroïsme d’un peuple qui ne se laisse pas intimider par la présence de l’ennemi au cœur même de sa capitale et qui s’allie avec la nature pour chasser l’assaillant. Dans ce contexte, la mise en scène de la nature recèle une signification double : d’une part, elle revendique un caractère foncièrement « russe », culturellement spécifique au film ; mais elle ne se satisfait pas, d’autre part, d’une fonction décorative et participe à l’action, salvatrice pour les uns, fatale pour les autres.
Réception du film
Si, en dehors du Bulletin Pathé cité plus haut et qui mentionne la « vive émotion » qu’a ressentie le public russe à sa vision, le film ne semble pas avoir laissé beaucoup de traces dans la critique tant russe que française, sa réception s’inscrit dans celle, plus globale, des films « russes », genre désormais bien identifié. Ainsi, le 31 mai 1912, quelques mois avant la sortie de 1812 en France, le périodique français Le Cinéma consacre un long article au « Film russe » (fig. 12) et vante le succès que ses productions rencontrent partout dans le monde : Pathé, « cette célèbre firme […] a, dès ses premières productions, conquis de haute main une des premières places dans la composition des programmes Pathé frères. […] Leur plan fut celui-ci : ne mettre à jour que les scènes de la vie russe, avec ses mœurs, ses types, ses costumes », ambition qui aboutit à des « scènes russes marquées au coin de la plus grande originalité »[8].
Les films russes de Pathé – documentaires, fictions historiques et drames psychologiques contemporains confondus – sont cités au même titre comme faisant partie d’une étude globale sur les us et coutumes russes. Selon une visée quasi anthropologique, chaque film est censé révéler une nouvelle facette de la vie du peuple russe. C’est sans doute pour cette raison que l’on procédait fréquemment à des remontages des films de fiction (dans le sens d’un raccourcissement) avant de les distribuer en France, l’idée implicite étant que pour le public occidental, ces films n’étaient que des curiosités, à l’instar des images documentaires montrant les paysages typiques de la Russie[9].
Dans ce contexte, la tâche des premiers producteurs russes est nettement plus complexe : ils cherchent à asseoir leur légitimité dans l’imaginaire des spectateurs et à poser les fondements d’une cinématographie nationale dans un contexte de domination étrangère. Pour cela, les Russes doivent construire une image de leur nation au cinéma. Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans les premiers films vernaculaires, le peuple sous ses différentes formes (villageois, partisans, soldats de l’armée impériale, habitants de Moscou, cosaques…) devient une sorte de personnage principal dont la présence à l’image est empreinte d’une signification symbolique forte pour le jeune cinématographe.
Bibliographie
Juan Arroy, « Le cinéma russe avant la guerre », Cinémagazine, n° 42, 24 octobre 1924, p. 104-106, disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k20001971/f25.double.
Adèle Bastien-Thiry, Les cinémas Pathé dans la Russie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle [mémoire de M2 sous la direction de Marie-Pierre Rey], Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013.
Henri Bousquet, Catalogue Pathé des années 1896 à 1914, vol. « 1910-1911 », 1996.
Rostislav Iourenev, « Introduction », dans Jean-Loup Passek (dir.), Le Cinéma russe et soviétique, Paris, L’Équerre, Centre Georges Pompidou, 1981.
« Le Film russe », Le Cinéma, 31 mai 1912, p. 4.
Pathé. Premier empire du cinéma [catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, 26 octobre 1994 – 6 mars 1995], Centre Georges Pompidou, 1994, dont l’article de Neïa Zorkaïa, « Le temps des frères Pathé à Moscou », p. 102-112.