Quatre-vingt treize d’Albert Capellani constitue un laboratoire d’observation intéressant pour quiconque s’intéresse aux mutations que connaît le cinéma au lendemain de la Première Guerre mondiale. Tourné en 1914, il est ajourné pour raison de censure et ne sort sur les écrans qu’en 1921. Or cet écart temporal de sept ans donne lieu à de nombreux commentaires critiques qui semblent attribuer les défauts supposés du film au laps de temps entre l’entrée en production du film et sa sortie. À en croire plusieurs articles, le jeu d’acteur aurait particulièrement évolué sur cette période, rendant en grande partie ce film caduc.  Ainsi les adjectifs « grandiloquent » et  « grotesque » sont-ils employés pour dénoncer le « geste farouche » voire « ridicule » de comédiens, qualifiés de « marionnettes »[1]. La théâtralité de leur jeu est dénoncée, ce que corroborent de façon exclusive les affiches de presse et les documents promotionnels variés qui montrent les acteurs dans des scènes secondaires du film, tournées en studio, dans des poses parfois outrancières et faisant largement place à un univers sensationnel et racoleur : notamment l’imaginaire du crime avec lutte à l’arme blanche et condamnation à mort devant la cour martiale[2] (fig. 1).

Pourtant les trois comédiens sont non seulement reconnus et renommés mais ont à leur actif une riche et intéressante carrière ; ils incarnent aussi chacun à leur manière la recherche d’un renouveau du jeu d’acteur au théâtre, en étant davantage du côté de l’innovation que de la « tradition »[3], à laquelle la presse cinématographique dit pourtant qu’ils appartiennent. Philippe Garnier, interprète de Lantenac est certes discret – et la presse cinématographique s’y intéresse à la marge – mais on ne peut pas en dire autant de Paul Capellani, le « jeune premier » qui joue Gauvain et dont le passé théâtral marque les annales de la critique dramatique par la modernité de son jeu, notamment dans Le Roi Lear (1904) joué au Théâtre de l’Odéon[4]. Enfin, est-il besoin de présenter Henri Krauss, interprète de Cimourdain, célèbre dans le monde entier depuis l’adaptation des Misérables (Albert Capellani, 1912) ? Il commence sa carrière à l’Odéon sous la direction de Paul Porel dont André Antoine s’inspire pour plébisciter la mise en scène moderne (fig. 2).

Notons également que si le jeu d’acteur est mis à mal par la presse, le « style » de Capellani – auquel est nécessairement soumis le jeu d’acteur dans le cadre de ce film de long métrage – est aussi remis en cause dans différents articles où l’on dénonce, « les moyens de fortune dont on disposait alors »[5]. André de Reusse dit par exemple que ce film « eût été un chef d’oeuvre cinématographique » en 1914 mais qu’en 1921 il est « grandement handicapé par les progrès dont bénéficient les films actuels : gros premiers plans, sobriété de jeu, fondus savants, éclairages luxueux, etc. »[6].

À l’origine de l’analyse menée à propos du jeu d’acteur sur la période et dans ce film en particulier intervient la volonté de comprendre un paradoxe : ces trois acteurs – et leur metteur en scène Albert Capellani – voient-il dans le cinéma un simple débouché capable d’assoir leur stratégie de carrière ou entendent-ils poursuivre l’exploration de leur jeu au cinéma, envisagé par certains comme « un nouveau théâtre » ?

L’analyse des témoignages divers, de certaines archives et du film permettent de conclure que bien loin d’être une reproduction des conventions héritées du théâtre, le jeu d’acteur se présente dans ce film comme particulièrement innovant, dans le cadre de ces trois personnages pris isolément. Si le traitement des personnages collectifs donne lieu à une esthétique qui doit beaucoup aux tableaux vivants et à la peinture d’Histoire[7], il n’en va pas de même de nombreuses scènes du film qui présentent les trois personnages individuellement. Albert Capellani et ses acteurs renoncent à l’imaginaire sensationnel – valorisé par les affiches – pour innover à travers une sobriété esthétique qui passe par le jeu de dos (commun aux trois personnages du film et endossant des significations différentes en fonction des scènes), et des moyens techniques variés (éclairage, teintages, mouvement de caméra, variation d’échelles des plans, composition des plans dans la profondeur de champ et maîtrise de l’espace, etc.).

L’analyse des sources primaires permet aussi de conclure que le metteur en scène, dans ce cadre précis, est le maître d’œuvre de son film et que le jeu d’acteur est grandement subordonné à sa mise en scène[8], envisagée dès l’écriture scénaristique[9], travaillée pendant le tournage grâce à différentes répétitions[10], et soumise au montage final, sans que les acteurs interviennent, si ce n’est à la marge[11].

Pour approfondir : Mélissa Gignac, Quatre-vingt-treize d’Albert Capellani. Une histoire d’images, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2024.