Dans les éphémères et dans la presse

Exposition “La poésie dans le cinéma muet de 1908 à 1919 – Carole Aurouet

Dans les programmes

Dans les éphémères des séances d’Île-de-France, une corrélation existe parfois entre le genre du film et la forme accordée à sa notice présentative.

Ainsi, en 1911 au Gaumont Palace (1 rue Caulaincourt – 75018), la « nouveauté cinématographique » Ballade du fou, est résumée en 24 heptasyllabes, dans lesquels des élisions intempestives permettent d’atteindre le nombre de pieds souhaité.

Autre exemple, en 1917, dans la même salle, le « cinéma-drame des Grands Films Artistiques Gaumont », Les Cloches de Pâques, est présenté en cinq quintils et quatre sizains.

Programme du Gaumont Palace de 1917

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce choix d’une forme poétique n’est pas associé qu’aux salles luxueuses et à ce type de films. En effet, la série américaine de dessins animés Mentoultant du caricaturiste américain John Randolph Bray diffusée en 1916 est systématiquement relatée sous la forme de « notices explicatives » en octosyllabes au rythme enlevé, non dénués d’humour.

Le serial peut lui aussi avoir recours à cette forme versifiée dans son matériel promotionnel. Pour la sortie des Vampires de Louis Feuillade en 1915, la publicité se fait énigmatique par le biais de quatre questions – Qui ? Quoi ? Quand ? Où ? – mais aussi via un poème dont la visée est d’intriguer pour mieux happer les futurs spectateurs : « Qui sont-ils/Où vont-Ils ?/Au seuil de ce mystère/Si tu sens défaillir ton cœur, trembler ta main./Jette au loin ce papier et passe ton chemin,/Sinon, ouvre ce pli… ». Une fois l’enveloppe ouverte, on peut lire sur le pli : « La réponse est derrière/Des nuits sans lune, ils sont les Rois./Les ténèbres sont leur empire./Portant la Mort, semant l’Effroi,/Voici le vol noir des Vampires./Gorgés de sang, visqueux et lourds,/Ils sont les sinistres Vampires,/Aux grandes ailes de velours,/Non pas vers le Mal…/ Vers le Pire ! ». Pratique intime pour beaucoup dans la correspondance et les carnets personnels, la poésie revêt ici la forme d’une sorte d’« art brut » qui permet l’interpellation et la communion avec le spectateur.

Affiche des Vampires (1915) signée Maurice Harford

Programme du Select Kinéma Gab-Ka de 1910

Enfin, cette utilisation de la forme versifiée est présente au niveau de la promotion des salles. Certaines d’entre elles commandent même des poèmes à des auteurs. Ainsi en 1910, le Select Kinéma Gab-Ka (27 bd des Italiens – 75009) imprime sept quatrains du poète symboliste Léonce Fabre des Essarts[1], dont la signature est un gage de respectabilité. Il insiste dans ses vers sur « l’actualité palpitante » de la programmation et sur le fait que pour « nos charmantes spectatrices », « tout demeure honnête et select ».

[1] Léonce Fabre des Essarts (1848-1917) : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12604905n

Lors de son ouverture en 1910, le Mozart Palace (49-51 rue d’Auteuil – 75016) utilise la même stratégie promotionnelle en publiant un poème d’Hugues Delorme[1]. Cette sollicitation est là aussi motivée par la recherche de confiance et de crédibilité. Mais elle se couple ici à un apport plus roboratif et humoristique, dans la mesure où le poète choisi est de surcroît auteur de chansons populaires et sentimentales pour les cabarets montmartrois. Une double caractéristique en adéquation avec les propos des vers et l’image que le Mozart Palace souhaite diffuser : « À deux pas de votre demeure », à l’endroit « Où jadis La Fontaine/Rêva maint poème charmant,/Se dresse une blanche façade/Qui réjouit le plus maussade :/Aux plus beaux films se consacrant,/Ce théâtre au spleen remédie :/Actualité, comédie/Y alterneront sur l’écran ».

[1] Hugues Delorme (1868-1942) : https://data.bnf.fr/fr/14654146/hugues_delorme/

Programme du Mozart Palace de 1910

Dans la presse généraliste et spécialisée

"Balade à Rigadin" publié dans Gil Blas le 13 avril 1913

Le 13 avril 1913, le quotidien Gil Blas publie une « Ballade à Rigadin » de Charles-Alexis Carpentier[1], qui débute ainsi : « De Grenelle à Yokohama,/Gueux ou pontife académique,/Petit bourgeois ou grand Lama,/Tout le monde, même cosmique,/Court au “ciné” voir un Comique…/Et rustre comme citadin/Acclament son patronyme ! C’est l’exhilarant Rigadin ! ». La ballade semble usitée d’une part pour conférer un caractère prestigieux à cet hommage et d’autre part pour donner un aspect enjoué et universel, proche du personnage incarné par Prince ; elle s’inscrit en quelque sorte dans un esprit proche de la poésie populaire courtoise médiévale des troubadours.

[1] Charles-Alexis Carpentier (1879-1929) : https://data.bnf.fr/fr/14802548/charles-alexis_carpentier/

L’hebdomadaire illustré Le Film livre aussi des poèmes à son lectorat, écrits par Garrigue Garrone : à l’acteur Édouard de Max le 17 décembre 1918 ; à l’actrice Ève Francis et à Louis Delluc, réalisateur et critique, désormais à la tête de cette publication, le 20 mai 1919.

Poèmes de Garrigue Garrone publiés dans Le Film le 20 mai 1919

"Le Tour de France du Projectionniste" publié dans La Cinématographie française le 28 juin 1919

De son vrai nom Étienne Lacoste, Garrone est entre autres militant syndicaliste des cheminots, membre de la commission administrative de la Fédération communiste des soviets, poète et journaliste[1]. D’une facture plus soutenue que les poèmes promotionnels convoqués jusqu’alors, ils s’inscrivent dans un phénomène d’inflation de publications de poèmes dans la presse pendant la Grande Guerre, notamment ceux des soldats au front. Ces derniers sont même insérés dans les revues de cinéma, comme le fera Arsène Martel dans La Cinématographie française avec « le coin des poètes », proposant quasiment un poème par numéro à partir du 29 mars 1919, où il livre son texte « Les Poilus ». Présenté comme nouveau collaborateur le 22 mars 1919, Martel est alors qualifié d’auteur de « poésies trémoussantes, d’une originalité truculente, d’une pensée musclée et nerveuse ». Dans cette revue spécialisée, le poème revêt aussi d’autres formes puisque le 28 juin 1919, on peut lire une page sur le tour de France d’un projectionniste en Ile-et-Vilaine, qui mentionne que des poèmes de guerre de M. Latour ont été dits lors de projections, notamment « Voici la paix » dont quatre vers sont reproduits de mémoire : « Voici la Paix, la grande Paix du Monde/Qui vient dicter sa volonté/Qu’à l’instant, sous nos yeux, tous les canons se fondent/Dans le creuset sacré de la Fraternité ». Ce phénomène de diffusion de poèmes patriotiques ayant pour objectif de galvaniser le moral des troupes[2] concerne aussi les périodiques de cinéma.

[1] Garrigue-Garrone (1886-1957) : https://maitron.fr/spip.php?article5394

[2] Voir notamment de Nicolas Beaupré : Écrire en guerre, écrire la guerre. France, Allemagne. 1914-1920, Paris, CNRS éditions, 2006, 296 p. et Écrits de guerre 1914-1918, Paris, CNRS éditions, 2013, 480 p.

Outre l’insertion éclectique de textes versifiés, la presse s’interroge sur la question de la poésie, et des poètes, au cinéma. En 1919, dans son numéro spécial « Le Crapouillot parle du cinéma », un article d’Orido de Fair, pseudonyme de l’acteur Harry Baur, est titré « La poésie sur l’écran ». Le constat est pour lui sans appel : « Le cinéma ayant la vie à portée de l’objectif a dépensé comme un parvenu. Maris trompés, assassinats, vols et rapts, tout a été usé de suite jusqu’à pénurie ». D’où sa conclusion : « Il faut que la poésie vienne sauver l’image vivante où elle est à sa place comme ailleurs ». Et l’article étaye cette affirmation d’un exemple : « Chaplin, un comédien de cinéma qui a travaillé une fois en poète avec Charlot Soldat » car ses « pensées sont indiquées par des riens, un coin de lèvre qui remue, l’œil qui s’embrume de mélancolie (…) Il n’y a ni mots ni gestes. Sur la figure seule, reflet de toute intelligence, le lyrisme de l’anecdote, la poésie des faits, y ont inscrit leurs images et leurs clartés… ».

Le Crapouillot en 1919

"Les Poètes au Cinéma" dans La Cinématographie française du 17 mai 1919

La presse spécialisée appréhende aussi ces questions. La Cinématographie française du 17 mai 1919 les traite dans l’article « Les poètes au cinéma », afin de montrer que si les poètes se tournent vers le cinéma, « c’est la meilleure preuve de son succès et de son importance artistique ». Et l’épisode suivant est relaté : Gilles Champavert est en repérage pour son film Mea Culpa, accompagné d’amis dont « l’excellent poète Paul Barlatier » qui improvise « sous le coup de l’enthousiasme les trois sonnets que nous avons la bonne fortune de publier ci-dessous ». Le poète peut donc servir à attribuer ses lettres de noblesse au cinéma grâce à la composition de sonnets, forme poétique de surcroît très codifiée et élitiste.