Les figures de poètes

Photographie d'exploitation de Rigadin poète (1911) réalisé par Georges Monca

Une cinquantaine de films muets proposent des figures de poètes dont deux tendances se dégagent : des comédies et des films historiques. Les séries comiques des années 1910 déclinent cette figure, de Rigadin (1911) à Séraphin (1914) en passant par Léonce (1913). Rigadin poète, réalisé par Georges Monca et interprété par Charles Prince, propose un poète chevelu et sentimental, à l’aspect vestimentaire soigné, épris d’une midinette pour laquelle il écrit des vers enflammés. Malheureusement celle-ci est insensible aux vers comme à l’homme, et se moque de lui au point que le poète éconduit tente de se noyer. Mais, comédie oblige, le plan lors duquel il se jette à l’eau se déroule ensuite à l’envers et Rigadin sort de la rivière… pour se retrouver détrempé sur la rive ! Ses longs cheveux recouvrent son visage, comme des algues. Surprise et rires assurés. Sur ces entrefaites arrive une corpulente femme noire ; linge sous le bras. Rigadin, dépité, tient la feuille toute mouillée de son poème, et lui déclame sa création. Elle l’écoute, bienveillante. Ils s’enlacent. Ils partent tous les deux[1].

[1] Carole Aurouet, « Rigadin poète (1911) de Georges Monca », Plateforme du projet ANR Ciné08-19, https://cine0819-demo.go-on-web.net/resource-view-rigadin.php

À l’inverse, dans Léonce poète (1916), celui-ci est un séducteur utilisant ses vers pour conquérir la gente féminine. Outre ces séries, la figure du poète est celle d’un individu à part dont la singularité engendre pléthore de problèmes.

 

Photogramme de Léonce poète (1916) réalisé par Léonce Perret

Dans la scène comique Musique et Poésie (1908), il rencontre des difficultés de cohabitation : pour composer ses vers, il a besoin de calme ; or, son voisin est un joueur de trombone…

Ciné-Journal du 12 août 1916

Dans le « ciné-vaudeville », Le Poète et sa folle amante (1916), un poète infidèle (Marcel Levesque) est attiré par une inconnue qu’il a vue en photo et qu’il poursuit ; sa muse l’apprend et acquière un revolver pour se venger… Heureusement il est chargé à blanc !

Dans Poésies & Pâtés de foie (1919), Jean Larime (on notera la drôlerie de l’onomastique) est talentueux mais miséreux si bien qu’il doit quitter l’hôtel dans lequel il loge. En partant, il offre un poème en guise de pourboire à Jeanne, la servante. Afin de participer à un concours publicitaire pour des pâtés de foie, celle-ci adapte le poème en conséquence et… gagne le concours !

Enfin, notons la présence d’une poétesse dans la comédie Le Fils de Neptune (1919). Hermangarde de Grattefoin élève sept nièces selon de grands principes éducatifs mais elle ignore que l’une d’entre elles entretient une liaison avec leur voisin, Gaëtan. Ce dernier surprend Hermangarde déclamant une ode à Neptune au bord du Lac. Il décide alors de se faire passer pour le fils de Neptune auprès de la vieille fille afin de la tourner en ridicule.

Photogramme du Fils de Neptune (1919)

L’image du poète diffusée par les films historiques est différente : ils donnent à voir le plus souvent des vies de poètes, d’Orphée (La Légende d’Orphée ; 1909) à Shakespeare (La Reine Élisabeth de Louis Mercaton ; 1912) en passant par André Chénier (André Chénier d’Étienne Arnaud et Louis Feuillade ; 1910) ou François Villon (« Le grand film artistique Gaumont » ; 1915). André Chénier est une évocation lyrique du parcours qui conduisit le poète (Léonce Perret) à l’échafaud lors de la Terreur. Si des séquences montrent Chénier déclamant des vers de façon lyrique, la main sur le cœur, après avoir été prié par des femmes, c’est avant tout un homme pris dans la tourmente de l’histoire qui est exposé. Le 20 juin 1792, Chénier entend monter de la rue les clameurs du peuple qui a coiffé le roi du bonnet rouge. Si son frère Marie-Joseph porte des opinions révolutionnaires, ce n’est pas le cas d’André. Deux cartons prémonitoires mentionnent : « Une grande agitation règne au club des Feuillants où le docteur Guillotin monte à la tribune défendre sa machine implacable » puis « Vision étrange qui terrifie André Chénier ». Et affichée sur le mur derrière lui apparaît la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Chénier écrit alors un article contre les événements quand surgissent des gardes qui saisissent et brûlent ses papiers. Dans les derniers plans, il est emmené vers l’échafaud. Le choix d’un tel sujet n’est pas anodin pour Feuillade.

Photogrammes d'André Chénier (1910) réalisé par Etienne Arnaud et Louis Feuillade

Le Film du 3 décembre 1918

Rappelons ses velléités littéraires, et particulièrement poétiques : il publia des poèmes dans Le Passe-partout, organe social, littéraire et musical ; l’un de ses carnets contient des poèmes élégiaques et des vers de Coppée et Lamartine ; il réalise Vendémiaire (1918), sur lequel il confia que « la première séquence est comme un palimpseste du poème “Rhône” de Frédéric Mistral »[1]. De plus, j’ai découvert, dans Le Film du 3 décembre 1918, un poème promotionnel de Feuillade pour son film à épisodes Tih-Minh, dont le premier quatrain est le suivant : « Public qui te complais aux drames sans paroles,/Nous t’offrons aujourd’hui dans toute sa primeur/Tih-Minh, roman d’amour et d’aventures folles,/Dont Apollon fut l’imprimeur. » La représentation du poète apparaît donc de manière dichotomique, à l’instar du rôle du poète de l’antiquité au début du XXe siècle. D’un côté, elle prête à sourire en proposant des individus sensibles, inspirés et incompris. D’un autre côté, elle montre des citoyens en charge de l’histoire des hommes.

[1] Champreux Jacques et Carou Alain (codir.), Louis Feuillade, Hors-série, 1895, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, octobre 2000, 391 p., p. 122.

Les intertitres

Identifiées dans les programmes entre 1909 et 1917 se trouvent aussi des projections génériquement qualifiées de poème ou de poésie. En 1909, la Ligue maritime française propose, rue de la Boétie, des Poésies maritimes : pendant que des vues marines sont projetées, Mme LHerbay, de la Comédie-Française, et M. Gerval, du Théâtre Sarah-Bernard, déclament des poèmes. En 1913, le Gaumont Palace annonce des « Poèmes antiques », soit « des scènes coloriées avec exécution de Acis, oratorio de Wormser par les Chœurs et l’Orchestre » ; il s’agit sans doute d’Acis et Galatée, la légende rapportée par Ovide au Livre XIII des Métamorphoses. En 1914 est projeté au cinéma Ternes Palace (7 rue Pierre-Demours – 75017) un « poème cinématographique d’après la célèbre poésie “Le Vase brisé” de Sully-Prudhomme » ; il est question cette fois du Cœur brisé, produit par le Film d’art russe, qualifié de « charmante comédie » qui « plaira à la fois aux intellectuels ; aux artistes et aux sentimentaux, par l’émouvante beauté de ses sites ». On cherche ici à concilier les deux types de public esquissés précédemment.

Au Gaumont Palace encore, en 1916, les Poésies des lacs, « panorama avec accompagnement vocal », sont proposées. On retrouvera cette dénomination en 1917, toujours dans la même salle, avec L’Esclave de Phidias. Poème comme poésie servent donc à qualifier des vues accompagnées par une musique et/ou un poème dit en direct. Ajoutons à ces mentions génériques Rose-France (1918) que Marcel L’Herbier qualifie de cantilène visualisée. Typique de la littérature médiévale, ce poème de forme brève d’inspiration lyrique s’émancipe ici, du fait de l’ajout de l’adjectif, de cette tradition pour se placer sous le signe de l’innovation.

La poésie du cinéma muet peut aussi surgir grâce aux intertitres. Des vers, voire des strophes, y sont transcrits.

C’est le cas du film américain Purity (1916) de Rea Berger qui utilise des vers de Byron, ou de La Dixième Symphonie (1918) d’Abel Gance. Dans La Roue (1924), celui-ci propose encore des citations variées, de Sophocle à Blaise Cendrars.

Photogramme de Purity (1916) de Rea Berger

Dans les autres cas, majoritaires, c’est le contenu créé pour l’occasion et/ou la disposition qui peut être poétique. Ainsi, le poète italien de Gabriele d’Annunzio réécrit dans un style métaphorique les intertitres de Cabiria (1914) de Giovanni Pastronne. Quant à L’Herbier dans Rose-France, il compose des intertitres constitués d’éléments picturaux et graphiques recherchés : sur des fonds essentiellement figuratifs il offre à la lecture des vers et une prose poétique symboliques.

C’est le cas également dans Le Fils de Neptune (1919) déjà cité.

Photogramme du Fils de Neptune (1919)

Que savons-nous de ces auteurs ? Peu de choses. Le 24 juillet 1920 dans Ciné-Journal est rappelé le parcours de Gabriel-Tristan Franconi, mort au front en 1918 : poète, romancier, critique cinématographique et « attaché à la société Éclair en qualité de titrier ». Dans La Cinématographie française du 11 janvier 1919, V. Guillaume Danvers écrit que « lorsque les titres et Ies sous-titres ont été rédigés par un metteur en scène qui a un passé littéraire, il est plus qu’odieux, il est ridicule – et c’est un ridicule qui rejaillit sur toute la corporation – qu’un “monteur de bandes” vienne corriger des textes en y ajoutant des fautes de français ». Il semble donc que cette tâche, si elle n’incombait pas au cinéaste (relevons le dédain de la périphrase), était attribuée aux titriers.

Traquer la présence de la poésie à et hors de l’écran permet notamment de mettre au jour sa relation avec le cinéma muet et d’éclairer la question de l’institutionnalisation de ce jeune moyen d’expression. Lors de ses débuts, celui-ci a mauvaise réputation et peut être victime de discours dépréciatifs. Populaire, certains milieux cultivés et intellectuels lui opposent même parfois une vive résistance. La poésie, forme littéraire qui se retient et donc se cite plus aisément, s’immisce dans les programmes et dans les salles, un gage de distinction intellectuelle, artistique et sociale, participant au processus de valorisation du cinéma. À l’inverse, la salle offre une scène à l’oralité poétique. Les poèmes se publient aussi dans la presse cinématographique, témoignant de l’importance que conquièrent ces organes de diffusion. Et sur les calicots des salles obscures les figures de poètes projetées ont une double fonction : celle, avant la Grande Guerre, d’attirer un public masculin et érudit par le biais de poèmes épiques et politiques ; celle, pendant que les hommes sont au front, de distraire les femmes et les jeunes gens avec des poésies enjouées et plus sensibles au quotidien. Dans les années qui précédèrent cette guerre, une poésie nouvelle voit le jour : la simplicité devient un centre d’intérêt constant et une révolution formelle, indispensable aux yeux de certains poètes, se manifeste ; le vers se libère. Ces poètes sont aussi ceux qui vont s’intéresser au cinéma et contribuer à lui insuffler un nouvel élan, travaillant le texte à l’image – redistribuant les signes dans l’espace à l’instar de Mallarmé ou d’Apollinaire avec ses calligrammes – et en proposant des images muettes dotées d’une forte capacité poétique qui vont prendre leur distance avec la narration logique et linéaire pour fonctionner par associations jusqu’à là inusitées, se déployant parfois à l’instar de rêves.